Une prise facile sur le réel
Thomas Svolos
Le réel, comme dit Lacan dans le Séminaire Kanzer[1] à propos du rêve réel est ineffable. Néanmoins nous essayons d’en dire quelque chose. Concernant les rêves, Lacan a noté que c’est dans le matériau de la narration même que nous pouvons faire quelque chose du réel. Quel est ce quelque chose ? Je dirais qu’il ne s’agit pas d’interprétation, tout au moins pas dans son sens usuel. L’interprétation est un acte qui est orienté vers la Vérité. Et, comme le jure un témoin dans une cour de justice américaine, c’est « la vérité, toute la vérité, et rien que la vérité ». L’interprétation vise la vérité dite toute. Mais, comme Lacan le déclarera à la fin de son enseignement, la forme achevée de la vérité est le mensonge.
Alors que faisons-nous de ce réel ? Je soutiens que l’une des réponses possibles à cette question se trouve dans leSéminaire XXIII. Dans l’antépénultième cours, Lacan déclare, « Je me suis beaucoup préoccupé de Joyce tous ces temps-ci, et je vais vous dire en quoi Joyce est stimulant. Joyce est stimulant parce qu’il suggère, mais ce n’est qu’une suggestion, une façon aisée de le présenter. Moyennant quoi, et c’est bien là sa valeur, son poids, tout le monde s’y casse les dents […] il doit y avoir un Joyce maniable[2]. » Et, en vérité, deux cours plus tard, il nous livre cette voie d’accès à Joyce : Au travers de ses incursions dans la totalité de l’œuvre de Joyce, sa longue biographie par Ellman et toute la littérature secondaire, Lacan trouve un accès facile à Joyce à partir de l’épisode où, enfant, il est battu par ses camarades de classe[3]. Ceci apparait comme différent de l’interprétation et le choix de « maniable » est significatif dans la mesure où il évoque là une façon de traiter Joyce, ou « d’utiliser », signifiant important à présent dans notre travail sur les rêves, cet épisode, à partir d’un maniement subtil de quelque chose comme des ronds de fils. Nous en faisons l’expérience dans l’analyse et pouvons en entendre quelque chose lors des témoignages de passe des Analystes de l’École – ces moments où quelque chose est dit qui est « utile », qui soudain fraye un chemin facile à l’analysant, à propos de quelque chose d’ineffable.
Dans le Séminaire XXIII, Lacan affirmait bien que « Il y a une chose qui est en tout cas certaine […], c’est que l’idée même de réel comporte l’exclusion de tout sens. Ce n’est que pour autant que le réel est vide de sens, que nous pouvons un peu l’appréhender. Ce qui évidemment me porte à ne même pas lui donner le sens de l’Un, mais il faut quand même bien se raccrocher quelque part[4] ». J’aime cette expression « raccrocher ». Dans l’expérience analytique, comme « maniable », prise facile, elle implique un moyen d’approche du réel et d’un usage possible dans l’expérience analytique.
Traduction : Catherine Massol
[1] Cf Lacan, Jacques, “Yale University, Séminaire Kanzer ” [24 novembre 1975], Scilicet n° 6/7, 1975, p. 7-31.
[2] Lacan, Jacques, Le Séminaire, Livre XXIII, Le Sinthome, Seuil, Paris, 2005, p. 120.
[3] Cf ibid., p. 148-149.
[4] Lacan, Jacques, « L’insu que sait de l’une-bévue s’aile à mourre », leçon du 8 mars 1977, inédit.