Pour les oracles*

Laure Naveau

 

Nous avions coutume de dire que notre pratique de l’interprétation est oraculaire. Or, notre oracle à nous, c'est le dit de Lacan sur le rapport sexuel :  De rapport sexuel, il n’y en a pas. Jacques-Alain Miller indique alors que « cet oracle nous permet de mettre à sa place le fait de la pornographie[1] ». Il avance cette formule : « Le fait de la pornographie est symptôme de cet empire de la technique qui, désormais, étend son règne sur les civilisations les plus diverses de la planète[2] ». 

Ce fait pornographique, qui est devenu un fait très particulier des corps, exige, en effet, de la psychanalyse, interprétation. Lors de la dix-septième séance de son Cours intitulé « Un effort de poésie », J.-A. Miller évoque la disparition des oracles en ces termes : « L’Éros tragique de Bataille a désormais […] cédé la place à l’Éros thérapeutique. Ce moment de la civilisation où certains déplorent la disparition des oracles, c’est ce moment de la civilisation où, précisément, le sens de la tragédie s’est perdu. » Mais, a conclu J.-A. Miller, « perte n’implique pas nostalgie[3]. » C’est à ce moment-là qu’il en est venu à proposer « un effort de poésie », qui deviendra un « effort créationniste » de l’interprétation. 

Je me suis alors référée à Plutarque et au petit passage de son texte, « Sur les oracles de la Pythie » dans lequel il parle de la nécessité, pour l’oracle, d’être poétique. En l’associant à cette parole d’Héraclite (reprise par J.-A. Miller et souvent citée par Lacan) selon laquelle « le maître à qui appartient l’oracle de Delphes ne dit ni ne cache rien, il donne des signes », l’on saisit en quoi, que l’oracle ne dise rien, mais fasse signe, cela puisse donner, en effet, une autre dimension à l’interprétation analytique. Cela nous indique qu’il y a quelque chose à dire autrement que sous la forme d’un dit de la conversation, un dit qui affirme, ou qui explique, ou qui cache. Le dit qui fait signe revêt une valeur poétique car il fait signe d’autre chose.

Conséquence – Si l’interprétation dont il s’agit dans l’analyse du parlêtre n’est pas celle qui vise l’inconscient ni le sens, il lui faut donc retrouver l’usage d’un style d’interprétation qui soit proche de celui des oracles. Comment une interprétation qui se passe du sens, qui tend à faire signe d’autre chose, peut-elle viser à ce que quelque chose de la jouissance opaque du symptôme soit touché chez l’analysant ?

L’analyste est alors invité, contrairement aux oracles, à ne pas disparaître devant la force addictive des appareils de la technique et à l’emprise du regard qu’ils convoquent, et qui ravalent la parole. Par la présence du corps, et par un dire silencieux, il lui faut savoir réinventer un nouvel art de l’interprétation, un mi-dire qui toucherait au réel du corps du parlêtre, comportant, par là-même, une dimension oraculaire inédite. 

L’oracle analytique donc, ne dit, ne cache, ni ne touche, il « fait être », proposait J.-A. Miller dans son dernier cours sur « L’Un tout seul[4]. »[5]


* Texte créé à partir d’un entretien avec Anaëlle Lebovits-Quenehen, paru sur le Blog de L’AMP en vue du Congrès de l’AMP de 2016 sur Le corps parlant, portant sur la conférence de Jacques-Alain Miller, « L’inconscient et le corps parlant ».

[1] Miller, Jacques-Alain, L’inconscient et le corps parlant, La Cause du désir n° 88, octobre 2014, Navarin, Paris, p. 107.

[2] Ibid.

[3] Miller, Jacques-Alain, « L’orientation lacanienne. Un effort de poésie », enseignement prononcé dans le cadre du Département de psychanalyse de Paris 8, leçon du 21 mai 2003.

[4] Miller, Jacques-Alain, « L’orientation lacanienne. L’Un tout seul », enseignement prononcé dans le cadre du Département de psychanalyse de Paris 8, leçon du 11 mai 2011, inédit.

[5] On se reportera dans cette perspective aux excellents articles paru dans l’Hebdo Blog n° 192 daté du 24 février 2020.

bibliographiePamela King