Entre vérité et événement – Van Eyck à Gand
Lieve Billiet
Dans “La direction de la cure”, Lacan renvoie au Saint-Jean de Léonard pour situer l’interprétation entre silence et allusion. En 2020, l’année du congrès sur l’interprétation, un autre peintre est à l’affiche à Gand : Jan Van Eyck. Depuis 2012 un travail de restauration du Retable de l’Agneau Mystique y est en cours. Les couches de vernis et de peintures superposées enlevées, ce sont les détails les plus minuscules qui sont dévoilés. C’est aussi la luminosité qui frappe. Jeu de lumières et d’ombres, de miroitements et de reflets dans un fourmillement d’éléments brillants: perles, pierres précieuses, harnais... Petits tableaux dans le tableau. Dans le bijou d’un des anges chantants, le spectateur attentif découvrira le reflet du vitrail par lequel entre la lumière dans la chapelle où le retable est exposé. Mais ce reflet y est peint !?! Alors, où donc se trouve le spectateur? Dans la chapelle? Dans le retable même?
“La représentation de la lumière et de ses effets sur le monde visible par Van Eyck constituait une innovation fondamentale dans l’art. Il était le premier à réussir à évoquer une réalité tangible en peinture[1].” Comme toujours, l’artiste anticipe l’analyste. Pour dire que réalité et tableau sont du même ordre. Un tableau en reprend un autre, un signifiant renvoie à un autre, un désir en cache un autre, un rêve en continue un autre. Telle est la structure en abîme de l’inconscient. Et la lumière éclaire moins qu’elle n’aveugle. “Je suis une chambre obscure où l’on a allumé”, écrit Lacan, “plus moyen que s’y peigne par son trou d’épingle l’image de ce qui se passe au-dehors. L’inconscient n’est pas […] faible clarté. Il est la lumière qui ne laisse pas sa place à l’ombre, ni s’insinuer le contour. Il représente ma représentation là où elle manque[2]”.
Dès lors la question se pose: le retable, dont l’iconographie a fait couler tant d’encre, il est à interpréter ou interprète-t-il ? La précision de la représentation ne rend que plus sensible l’irreprésentable. La luminosité ne fait qu’accentuer le point d’opacité. Trou de l’inconscient où fuit le sens, point de réel où palpite la vie. Van Eyck voulait une réalité tangible en peinture. C’est avec son corps que le visiteur de la cathédrale ‘éprouvera’ le tableau. Il n’est pas exclu que cela fasse ‘événement’.
[1] https://lukasweb.be/nl/kunst/het-lam-gods-de-aanbidding-van-het-lam-gods-detail
[2] Lacan, Jacques, Autres écrits, Seuil, Paris, 2001, p. 334.