Du dire apophantique à la jaculation
Epaminondas Theodoridis
Lacan dans L’étourdit emprunte le terme aristotélicien de dire apophantique (λόγος αποφαντικός) pour définir l’interprétation en la distinguant de la demande « qui de son modal enveloppe l’ensemble des dits »[1]. La référence de Lacan à Aristote passe par la recherche heideggérienne du sens primordial du λέγειν (dire). Heidegger, dans sa conférence sur le Logos, s’appuie sur la définition donnée par Aristote dans De l’interprétation, comme αποφαίνεσθαι, ce qui fait apparaître, révéler. Aristote pose un dire apophantique qui n’est pas de l’ordre du modal, mais une proposition vraie ou fausse[2]. En plus, Heidegger affirme l’identité du λέγειν avec l’Αλήθεια (vérité), tenue comme dévoilement[3]. La vérité ainsi apophantique est un dire qui dévoile et donne à voir l’être de l’étant.
L’interprétation lacanienne en ce sens n’est plus une traduction de l’inconscient mais une révélation. À la différence de Heidegger, elle dévoile non pas l’être de l’étant, mais « ce qui est impossible-à-dire, elle lit ce-qui-ne-peut-pas-se-dire, au-delà du refoulement[4] ». Cet impossible est de l’ordre du réel, c’est l’inexistence du rapport sexuel, c’est la jouissance opaque du symptôme.
Lacan néanmoins poursuit son élaboration. Dans R.S.I., il essaye d’expliquer « comment l’interprétation porte, et qu’elle n’implique pas forcément une énonciation ». Il se demande si la jaculation, distincte de l’emploi des mots, est un mode d’interprétation dont l’effet de sens est réel[5]. La jaculation, comme J.-A. Miller le fait valoir, est « un usage du signifiant qui n’est pas à des fins de signification, qui n’est pas à des fins de signifié, mais où c’est le son, la consistance même du son, qui pourrait faire résonner la cloche de la jouissance de la façon qui convient pour qu’on puisse se satisfaire de la jouissance[6] ». Elle est un mode de dire qui touche le corps du parlêtre, sa substance jouissante.
[1] Lacan J., « L’étourdit », Autres écrits, Paris, Seuil, 2001, p. 473.
[2] Aristote, De l’interprétation (Περί ερμηνείας), 16b27-17a8.
[3] Cf. Heidegger M., « Logos », traduit par Jacques Lacan, La psychanalyse, No 1, 1956.
[4] Miller J.-A., « Le mot qui blesse », La cause freudienne, No 72, novembre 2009, p. 135.
[5] Lacan J., Le Séminaire XXII, « R.S.I », leçon du 11 février 1975, Ornicar ?, N° 4, p. 95-97.
[6] Miller J.-A., « L’orientation lacanienne, Choses de finesse en psychanalyse » (2008-2009), enseignement prononcé dans le cadre du département de psychanalyse de l’université Paris VIII, leçon du 13 mai 2009, inédit.