Interprétation et Zen
Frank Rollier
Lacan, qui a étudié le chinois dans les années 40, fait tout au long de son enseignement des références au Zen, marquées par son propre work in progress concernant l’interprétation.
En ouverture de son premier séminaire, il signale la technique du maître qui « interrompt le silence par n’importe quoi, un sarcasme, un coup de pied » ; il la réfère à une « recherche du sens », alors que lui-même s’applique à « réintroduire le registre du sens[1] » et « suspendre les certitudes du sujet[2] ».
En 1972, l’année d’Encore, son ancien professeur Paul Demiéville publie une traduction des « Entretiens de Lin-Tsi », un maître Zen du IX° siècle. Dès lors, Lacan mettra en valeur la dimension hors-sens, tant des interventions du maître Zen que de l’interprétation de l’analyste.
Lin-Tsi appartient au bouddhisme Chan qui se développe en Chine, puis au Japon sous le nom de Zen. Cette école, dite subitiste, prône l’éveil subit et non pas graduel tel qu’il était enseigné par le bouddhisme basé sur l’étude des textes et la méditation. Lin-Tsi maniait la gifle, la bastonnade et surtout le khât, une éructation dont il était le virtuose et qui fusait dès qu’un élève hésitait et se laissait « empêtrer dans toutes ces lianes parasites de vains mots[3] », qui nous évoquent la « parole vide » dénoncée par Lacan en tant que « discours de l’imaginaire[4] ».
Lin-Tsi insiste : « Comprendre ou ne pas comprendre, tout cela est faux[5] » ; l’élève à qui l’on pose une question doit « avoir la vue juste[6] » et une réaction « instantanée comme la lueur de l’éclair », ce qui suppose « l’arrêt de toute pensée[7] ». « L’arbre de l’éveil[8] » est à ce prix.
Pour Lacan aussi, « c’est plus dans le repérage de la non-compréhension […] que quelque chose peut se produire qui soit avantageux dans l’expérience analytique[9] ». Et il souligne que « le Zen, ça consiste à ça, à te répondre par un aboiement[10] ». Comme le khât du maître Zen, l’interprétation doit casser la logique signifiante, car c’est quand « le sens même des mots se suspend », que « le mode du possible émerge[11] ».
[1] Lacan, Jacques, Le Séminaire, Livre I, Les écrits techniques de Freud, Seuil, Paris 1975, p. 8.
[2] Lacan, Jacques, « Fonction et champ de la parole et du langage », Écrits, Seuil, 1966, p. 251.
[3] Demiéville, Paul, Entretiens de Lin-Tsi, traduits du chinois et commentés, Fayard, Paris 1972, p. 28.
[4] Lacan, Jacques, « Index raisonné des concepts majeurs », Écrits, op. cit. p. 899.
[5] Demiéville, Paul, Entretiens de Lin-Tsi, op. cit., p. 40.
[6] Ibid, p. 55.
[7] Ibid, p. 122.
[8] Ibid.
[9] Lacan, Jacques, « Petit discours aux psychiatres » 10 novembre 1967 (inédit).
[10] Lacan, Jacques, Le Séminaire Livre XX, Encore, Seuil, Paris 1975, p.104.
[11] Lacan, Jacques Séminaire XXI, Les non dupes errent, 8 janvier 1974 (inédit).