L'argument

L'interprétation : de la vérité à l'événement

Ce sera le titre du prochain congrès de la NLS qui aura lieu à Gand en Belgique les 27 et 28 juin 2020.

Ce titre s’inscrit logiquement dans la suite des congrès précédents qui ont traité de l’inconscient, du transfert et celui de cette année intitulé ¡ Urgence !

Je me suis adressé à Éric Laurent pour réfléchir avec lui sur la suite à donner au prochain congrès. Je lui ai demandé s’il accepterait d’en écrire notre texte d’orientation (PDF ici). Il a accepté. Il en a succinctement prononcé les axes lors du congrès de Tel-Aviv.

Ce texte est la boussole qui va nous orienter vers le congrès de Gand [1]. Vous y lirez ce que devient l’interprétation au fur et à mesure que progresse l’enseignement de Jacques Lacan. Cette boussole s’appuie sur de nombreuses références de Lacan et de Jacques-Alain Miller auxquelles il faudra se reporter pour notre étude de ce concept psychanalytique et de ce qu’il devient à la fin de son enseignement.

M’appuyant sur cette boussole, je voudrais pour ma part m’arrêter et commenter une citation de Jacques Lacan qu’Éric Laurent met en exergue :

Dans le Séminaire sur L’objet de la psychanalyse, écrit Éric Laurent, Lacan reprend les premières phrases de son premier Séminaire sur l’action du maître zen : « […] chacun sait qu’un exercice zen, ça a tout de même quelque rapport, encore qu’on ne sache pas bien ce que ça veut dire, avec la réalisation subjective d’un vide… le vide mental qu’il s’agit d’obtenir et qui serait obtenu, ce moment singulier succédant à l’attente, qui se réalise parfois par un mot, une phrase, une jaculation, voire une grossièreté, un pied de nez, un coup de pied au cul [2]. »

Ce qui me pousse à épingler cette citation que met ici en valeur Éric Laurent, c’est notre débat à Tel-Aviv sur l’usage des machines virtuelles dans la cure analytique.

Cette citation nous permet de saisir en quoi une analyse menée à son terme nécessite la présence des corps, celui de l’analysant, mais aussi celui de l’analyste.

L’analyste n’interprète pas sans le corps, l’interprétation analytique est en elle-même un nouage de lalangue et du corps de l’analyste. C’est ce que je voudrais développer à l’approche du prochain congrès.

Je m’appuie sur ce que dit Miller à propos de l’interprétation dans un texte publié dans La Cause freudienne n° 71.

Miller précise ceci : « Tout tient à l’événement, un événement qui doit être incarné, qui est un événement de corps — définition que Lacan donne du sinthome. Le reste, disons-le, c’est un habillage — un habillage qu’il faut, dans la plupart des cas. Mais le noyau, […] c’est cet instant, c’est l’instant de l’incarnation [3]. »

« On peut distinguer deux moments, dit Miller. Il y a le moment de l’exploration de l’inconscient et de ses formations, dont le principe est que […] tout ce qui fait symptôme — lapsus, acte manqué et la suite — a un sens et peut être déchiffré. Comment ne passerait-on pas par ce moment pour ceux qui ne sont pas désabonnés de l’inconscient ? […]

L’orientation vers le singulier ne veut pas dire qu’on ne déchiffre pas l’inconscient, elle veut dire que cette exploration rencontre nécessairement une butée, que le déchiffrement s’arrête sur le hors-sens de la jouissance, mais à côté de l’inconscient, il y a le singulier du sinthome, où ça ne parle à personne. C’est pourquoi Lacan le qualifie d’événement de corps. Ce n’est pas un événement de pensée […] C’est un événement de corps substantiel, celui qui a consistance de jouissance [4]. »

Miller souligne alors ceci, que je voulais mettre en exergue, c’est la place déterminante que Lacan donne à la présence, et plus précisément au corps de l’analyste :

« Le point de vue du sinthome consiste à penser l’inconscient à partir de la jouissance. Eh bien, ça a des conséquences sur la pratique, en particulier sur la pratique de l’interprétation. L’interprétation […] c’est éclairer la nature de défense de l’inconscient. Sans doute, là où ça parle ça jouit, mais l’orientation vers le sinthome met l’accent sur ceci, ça jouit là où ça ne parle pas, ça jouit là où ça ne fait pas sens. Comme Lacan avait pu inviter l’analyste à occuper la place de l’objet petit a, dans son Séminaire du Sinthome il formule, l’analyste est un sinthome. Il est supporté par le non-sens, alors on lui fait grâce de ses motivations, il ne s’expliquera pas. Bien plutôt jouera-t-il à l’événement de corps, au semblant de traumatisme. Et il lui faudra beaucoup sacrifier pour mériter d’être, ou d’être pris pour, un bout de réel [5]. »

L’analyste fait usage de son propre corps en s’appuyant sur la lalangue de l’analysant. Interpréter, mais pas sans le corps, donc. L’analyste mouille sa chemise en faisant semblant de traumatisme, en incarnant le sinthome de l’analysant. C’est ainsi qu’il fait vaciller la défense du sujet.

À cet égard, Miller dit ceci : L’analyste « garde en mémoire des signifiants qui sont apparus. Il repère des répétitions. Ce travail de mémorialiste, de secrétaire du patient, lui permet de repérer la zone où pourra porter son interprétation, à l’occasion, il conserve longtemps ce savoir, jusqu’à ce que se manifeste pour lui ce moment opportun de dire et de surprendre l’analysant avec ses propres productions […] en les lui représentant inopinément [6]. »

Éric Laurent conclut notre boussole par une citation de Miller. « Miller a noué la question de l’interprétation dans l’enseignement de Lacan à celle du symptôme de façon décisive : “Cette définition du symptôme comme événement de corps rend beaucoup plus problématique le statut de l’interprétation qui peut y répondre [7].” Le symptôme devient, à partir de ce moment lié à l’incidence de la langue sur le corps. “Ce sera ramassé d’une façon peut-être excessivement logicienne par Lacan dans la formule ‘le signifiant est cause de jouissance’, mais cela s’inscrit dans la notion de l’événement fondamental de corps qui est l’incidence de la langue [8].” [9] »

Ce que je veux mettre en valeur ici c’est que l’analyste n’interprète pas sans le corps.

Bernard Seynhaeve

le 18 juin 2019

1 Cf. Laurent, É., « L’interprétation : de la vérité à l’événement », argument du congrès 2020 de la NLS à Gand, prononcé au congrès 2019 de la NLS à Tel-Aviv, disponible en ligne : https://www.nlscongress2019.com/speechesfr/-linterprtation-de-la-vrit-lvnement-argument-du-congrs-2020-de-la-nls-gand-par-ric-laurent

2 Lacan, J., Le Séminaire XIII, « L’objet de la psychanalyse », séance du 1er décembre 1965, inédit.

3 Miller, J.-A., “L’inconscient et le sinthome”, La Cause freudienne, n° 71, « Au-delà de la clinique », Navarin, Paris, 2009, p. 72-79.

Ibid.

Ibid.

Ibid.

7 Miller, J.-A., « Biologie lacanienne et événement de corps », La Cause freudienne, n° 44, « Événement de corps », Navarin, Paris, 2000.

Ibid.

9 Laurent, É., « L’interprétation : de la vérité à l’événement », argument du congrès 2020 de la NLS à Gand, opcit.